Le 24 février 1999

Le très honorable Jean Chrétien, premier ministre du Canada

80, rue Wellington

Ottawa, ON K1A 0A2

 

Monsieur le premier ministre,

Il y a déjà près de trois ans, plusieurs d'entre nous avons écrit au ministre de l'Environnement pour lui manifester notre appui à une loi rigoureuse en matière de protection des espèces en voie de disparition et de leurs habitats, et pour demander au gouvernement Libéral de tenir sa promesse électorale à cet effet. Bien que nous félicitions votre gouvernement pour avoir déposé un projet de loi sur les espèces menacées de disparition, lors de la dernière session parlementaire (le projet de loi C-65 qui a disparu du Feuilleton), nous tenons à vous exprimer notre grande inquiétude devant le fait que des principes scientifiques cruciaux pour la conservation des espèces n'étaient pas respectés dans ce projet de loi. Comme votre gouvernement est en train d'élaborer un nouveau projet de loi sur les espèces menacées de disparition, nous en profitons pour vous rappeler nos recommandations et souligner que le projet de loi requiert beaucoup plus de rigueur pour que l'objectif qu'il doit viser, à savoir la survie des espèces menacées de disparition au Canada, soit véritablement atteint.

 

LISTE SCIENTIFIQUE DES ESPÈCES MENACÉES DE DISPARITION :

L'identification et le listage des espèces à risque constitue le fondement de la protection des espèces menacées de disparition. Par son avant-projet de loi de 1995, votre gouvernement convenait de la nécessité de donner les responsabilités d'identification et de listage au Comité sur le statut des espèces menacées de disparition au Canada (CSEMDC), et de faire suivre cette démarche par une désignation juridique obligatoire. Or, le projet de loi C-65 remettait entre les mains du Cabinet, la décision de dresser la liste nationale des espèces à risque, et certaines propositions prévoient de remettre cette responsabilité aux ministres provinciaux, territoriaux et fédéral de la Faune. S'il en était ainsi, le CSEMDC verrait son rôle ramené à celui de faire des recommandations à propos des espèces dont les noms devraient apparaître à la liste, des espèces à protéger. Les politiciens peuvent très facilement ignorer les recommandations.

Depuis cette date, votre gouvernement a pris deux mesures montrant qu'il avait renoncé à ce principe. Premièrement, le ministre fédéral de l'Environnement a récemment enlevé leur droit de vote à la plupart des scientifiques membres du CSEMDC et extérieurs au gouvernement. Ce changement (qui a été effectué sans avis public) nuit à l'indépendance du CSEMDC parce qu'il ouvre la porte aux influences politiques lors de l'établissement de la liste. Il est possible que les gouvernements seront tentes d'exercer des pressions sur les scientifiques à leur emploi pour qu'ils se prononcent dans le " bon " sens.

 

PROTECTION NATIONALE DE L'HABITAT:

Par deux lettres précédentes (février 1997 et octobre 1995), la collectivité scientifique vous expliquait clairement qu'il est impossible de protéger les espèces à risque sans protéger leurs habitats, là où elles s'alimentent, se reproduisent, élèvent leurs petits etc., car ils sont essentiels à leur survie et leur récupération. Ces habitats sont souvent dispersés du point de vue géographique, et ils ne sont certainement pas confinés aux frontières politiques. Chaque habitat doit être protégé efficacement pour assurer le bien-être de l'espèce. Si nous ne réussissons pas à protéger ces habitats, il ne fait aucun doute que les conséquences seront désastreuses : 80 pour cent des espèces dont les noms apparaissent à la liste du CSEMDC sont à risque car leurs habitats sont menacés, et leur nombre augmente (elles sont passées de 291 à 307 cette année).

Le nouveau projet de loi doit être une version améliorée du projet de loi C-65, qui ne protégeait que les habitats de moins de la moitié des espèces menacées de disparition au Canada, les espèces aquatiques et celles vivant sur les terres fédérales (soit moins de cinq pour cent du territoire canadien au sud du 60e parallèle). On remarque en particulier que l'ancien projet de loi ne protégeait pas les habitats de la majorité des espèces dont la distribution ou la migration s'étend de part et d'autre des frontières internationales du Canada; cette lacune va directement à l'encontre des engagements pris par notre pays dans divers traités, et elle ferait en sorte que le Canada contribuerait même au declin de certaines espèces dans d'autres pays. Pour que le nouveau projet de loi soit efficace, il doit mener à la création de normes juridiques nationales de protection des habitats de l'ensemble des espèces au lieu d'offrir une protection fragmentaire à quelques-unes de celles-ci.

 

* * *

Nous déplorons le fait que, bien que la collectivité scientifique ait porté ces lacunes à votre attention en vous faisant des recommandations au cours des dernières années, votre gouvernment n'ait pas jugé bon d'y donner suite. C'est le CSEMDC qui doit être responsable du listage juridique des espèces en vue de leur protection, car le CSEMDC fondera ses choix sur des critères scientifiques. Pour répondre à ses engagements internationaux, le Canada doit accorder une protection fédérale à de nombreuses espèces transfrontalières. De plus, sans une conservation exhaustive des habitats au plan national (un élément essentiel de la protection des espèces), un projet de loi sur la protection les espèces menacées de disparition serait vide de sens. Pouvez-vous nous assurer que le nouveau projet de loi comportera une liste juridique obligatoire fondée sur des critères scientifiques ainsi qu'une protection des habitats à l'échelle nationale? Rien de moins, serait inadmissible du point de vue scientifique.

Sincèrement,

SIGNEE PAR 640 SCIENTIFIQUES CANADIENS CANADIENS.

Letter Press Release Signatories Biodiversity Centre